Chapitre 2
Avant d'expliquer ce qu'est une cryptomonnaie, prenons d'abord le temps d'examiner le concept d'argent en lui-même. Qu'est-ce que l'argent ? D'où vient sa valeur ? L'argent est-il réel ? Répondre à ces questions vous permettra de mieux comprendre l'apparition du Bitcoin et des cryptomonnaies.
15 minutes|Pascal Hügli|Publié le 10.02.2021|Mis à jour le 13.06.2024
Aujourd'hui, l'argent est un acquis. Non seulement nous semble-t-il acquis, mais la plupart des gens le perçoivent comme quelque chose de statique, dont la nature est gravée dans le marbre. C'est pourtant loin d'être le cas ! L'essence même de l'argent a été en constante évolution depuis son apparition. Et cette évolution a une longue histoire, en effet l'histoire de l'argent est intimement liée à l'histoire de l'humanité.
Cette histoire commence bien entendu à la préhistoire. Les gens de l'époque étant fondamentalement similaires à ceux que nous sommes aujourd'hui, chaque individu avait ses propres talents, désirs et préférences. En conséquence, nos ancêtres s'attelaient déjà à créer de nombreux objets qu'ils récoltaient, sculptaient et bien entendu échangeaient. Certains préféraient des pierres, d'autres des coquillages ou encore des peaux et ossements d'animaux.
Des colliers de coquillages comme argent
Crédit: Queensland Museum
Depuis l'aube des temps, nous avons amassé et troqué des objets « collectionnables ». Pourtant, ce que nous considérons aujourd'hui réellement comme des échanges – le commerce, n'existait pas encore vraiment avant l'apparition de l'agriculture. Dans les groupes d'individus nomades, les hiérarchies sociales étaient clairement définies et chacun avait sa place et son rôle à l'intérieur du groupe.
Ce n'est que lorsque les interactions humaines ont commencé à transcender les limites des clans et tribus que les choses évoluèrent. Lorsque des étrangers ont commencé à se mélanger les uns aux autres, le commerce apparu progressivement.
C'est alors les objets de troc devinrent des monnaies d'échange, permettant de faciliter les interractions du commerce naissant. Parmi ces objets d'échange, l'or et l'argent prirent une position dominante et s'établirent graduellement comme le moyen d'échange de valeur par excellence.
Une pièce de monnaie grecque en électrum, environ 650 av. J.-C.
Crédit: cngcoins.com
Ces métaux précieux ont rapidement circulé sous la forme de pièces frappées, bien plus pratiques à transporter. Les pièces ont facilité le développement de systèmes de mesure de masses et de poids, qui ont à leur tour permis de dénominer des biens et services en termes de ratio d'échange : 1 pièce achète 2 pommes, etc. C'est ce principe qui a permis au commerce de fleurir à travers les âges.
Argent papier de la dynastie Song, 11ème siècle
Source: Wikimedia
Au fil des siècles, des méthodes d'échange de plus en plus sophistiquées se sont développées, jusqu'à l'avènement au 15ème siècle de l'imprimerie qui allait tout changer. Ce qui était déjà utilisé par les marchants et banquiers des cités-états italiennes de Venise, Florence et Gêne pouvait soudainement être répandu plus facilement : l'argent papier était né. Petit à petit, ce n'étaient plus des pièces d'or et d'argent qui changeaient de main, mais des bouts de papier qui représentaient une contrepartie dénominée en onces de métaux précieux.
Différentes formes d'argent papier ont été inventées telles que les lettres de change et les billets de banque, leur variété et complexité allant en s'accroissant. Cependant, tous ces instruments d'échange avaient une chose en commun : ils pouvaient être échangés à tout moment contre de l'or ou de l'argent bien réel qui se trouvait dans un coffre quelque part.
Avec ce nouveau niveau d'abstraction représenté par l'argent papier, une nouvelle forme de tentation est apparue pour l'autorité en charge de l'émettre. Et si l'argent papier n'avait pas besoin d'être échangeable ? A-t-il vraiment besoin de correspondre à ce qu'il y a dans le coffre ? Bien que s'engager dans cette voie endommagerait évidemment la confiance placée dans l'émetteur du papier et dans le papier lui-même, la tentation était trop grande.
Un certificat d'or de 100 dollars
Crédit: National Numismatic Collection, National Museum of American History
Ces derniers siècles, la promesse d'un argent papier adossé à de l'or a été rompue plus d'une fois, permettant ainsi à l'émetteur de pouvoir créer de l'argent en toute liberté sans avoir à se soucier des quantités d'or et d'argent présentes dans les coffres-forts. La fameuse planche à billets était née.
Son avènement a été accéléré par les deux guerres mondiales, dont les gigantesques dépenses nationales ne pouvaient être payées qu'en faisant de larges entorses au principe d'échangeabilité de l'argent papier.
Bien que des tentatives de restaurer un adossement de l'argent papier à l'or eurent lieu dans l'après-guerre, elles s'avérèrent vaines. En 1971, les États-Unis coupèrent tous les liens du dollar à l'or et le reste du monde suivit rapidement leurs pas en abandonnant l'adossement de l'argent papier à l'or.
En s'étant débarassé de l'étalon-or une bonne fois pour toute, le monde devint le royaume de la monnaie dite fiduciaire, c'est-à-dire de l'argent émis par un gouvernement sans être adossé à quoi que ce soit de tangible.
En conséquence, l'argent que vous utilisez au quotidien n'est donc pas adossé à de l'or, mais par des promesses des états et des banques centrales de faire fonctionner le système monétaire.
Non seulement l'argent n'est plus lié à l'or, mais il n'est plus vraiment lié au papier non plus. L'argent papier que nous associons à l'argent liquide - les billets de banque - est en retrait. L'argent est aujourd'hui déjà électronique et se décline en différentes formes, que ce soient des dépôts bancaires, des cartes de débit/crédit ou de l'argent transféré via des applications mobiles.
Bien que ces formes soient complètement différentes de l'argent papier, leur essence est globalement la même. Les formes électroniques de l'argent sont toutes des descendantes de l'argent papier, qui est lui-même un descendant de l'or. Fondamentalement, rien n'a vraiment changé.
Maintenant que nous avons un bon aperçu de l'histoire de l'argent et de ses transformations au fil des siècles, parlons maintenant de la nature de l'argent.
Avec toutes les différentes formes d'argent qui ont existé et existent encore, peut-on dire qu'il y a un vrai argent?
Il serait intuitif de penser que les devises nationales comme l'euro, le dollar ou le franc suisse sont ce qu'on pourrait appeler du vrai argent. Bien que ces devises aient évidemment des positions dominantes aujourd'hui, il n'y a aucune loi de l'univers garantissant que cela sera toujours le cas dans le futur. En se basant sur l'historique de l'argent papier, on peut en effet se permettre d'en douter.
Ce qui sert d'argent dépend du moment et du contexte. Il n'y a pas un seul et unique concept d'argent qui soit le même pour tout le monde.
En essayant de répondre à la question de qu'est-ce que l'argent, le grand économiste autrichien Friedrich August von Hayek a avancé le concept de « moneyness » :
“L'argent ne doit pas être compris comme un nom, mais comme un adjectif.”
Friedrich Hayek
Selon lui, chaque chose du monde réel a un certain degré de « moneyness », c'est-à-dire que certaines choses sont plus propices à être utilisées comme de l'argent dans certains contextes que d'autres.
En d'autres termes, l'argent dans son sens de moyen d'échange est subjectif. Dans le monde complexe d'aujourd'hui, l'argent est hiérarchisé selon les entités qui l'utilisent. Pour certains, une chose peut avoir une fonction d'argent alors que pour d'autres, la même chose n'a aucune fonction d'argent.
Par exemple, les obligations émises par une banque centrale servent d'argent aux banques commerciales, mais n'ont aucune utilité directe pour le commun de mortel. Réciproquement, votre dépôt à la banque a une utilité d'argent pour vous, pour rembourser votre hypothèque par exemple, alors qu'il n'a pas d'utilité dans la relation entre votre banque et sa banque centrale.
Au bout du compte, l'argent n'est qu'un moyen pour une fin. Il peut prendre plusieurs formes, en fonction d'une fin donnée. On peut donc voir l'argent comme une institution facilitant les interactions humaines. C'est un langage permettant de communiquer avec ses pairs dans le présent, mais aussi dans le futur.
L'argent pour le présent sert à payer et échanger de la valeur, tandis que l'argent pour le futur sert à conserver de la valeur. Dans cette optique, l'argent est un véhicule permettant de stocker du temps et de l'énergie pouvant être dépensés dans le futur.
Comment l'argent est-il créé ? Aujourd'hui, la monnaie fiduciaire est créée au travers d'écritures comptables entre banques centrales et banques commerciales.
Cependant, par le passé l'argent était créé avec de la force et de l'énergie : on frappait une pièce à partir d'une ressource provenant du monde réel. Le wampum des amérindiens ou la monnaie de pierre des micronésiens sont des exemples d'argent "fort", "fabriqué" ou "dur". Vous avez compris le principe.
Une pièce de monnaie de pierre
Crédit: Roy H. Goss. Collection of the National Anthropological Archives, Smithsonian Institution
L'or et l'argent sont aussi des exemples d'argent fabriqué : il faut le miner, le fondre puis le frapper. Ce type d'argent est communément appelé monnaie de commodité, étant donné qu'il est fabriqué à partir d'une commodité.
Plus il est cher de produire une monnaie de commodité, plus on dira que cet argent est « dur ». Les métaux précieux sont considérés comme le type d'argent le plus dur, puisqu'il possède des coûts marginaux de production croissants. En d'autres termes, le coût de production d'une unité d'or augmente avec chaque unité d'or produite. C'est une des caractéristiques fondamentales qui fait de l'or un type d'argent « dur » ou « fort ».
Au-delà de l'aspect de la difficulté de création d'un argent, une autre caractéristique définissant sa nature est son degré de centralisation ou de décentralisation, chaque type d'argent se trouvant sur une échelle de plus ou moins centralisé.
Si l'émission d'un type d'argent est effectuée par une institution ou un comité, le degré de centralisation est élevé. C'est le cas de la monnaie fiduciaire que nous utilisons aujourd'hui. Son émission est gérée par des banques centrales, qui sont elles-mêmes composés de petits groupes de personnes. Ces comités décident de politiques monétaires qui répondent à leur interprétation de la situation économique de leur territoire respectif.
Néanmoins, aucun système monétaire n'est 100% centralisé non plus. Le système actuel de monnaie fiduciaire par exemple est émis et géré de façon centralisée, mais son expansion (et contraction) se produit de façon déjà un peu plus décentralisée : chaque banque commerciale y contribue de sa propre activité, relativement indépendamment des autres.
Si l'on reprend ces deux facteurs de « dureté » et de décentralisation pour juger de la qualité d'un type d'argent, la monnaie fiduciaire n'obtient pas un très bon score. Elle n'est ni difficile à produire, ni décentralisée dans sa gestion.
Avec les politiques monétaires ultra-expansionnistes d'aujourd'hui autour du globe, la monnaie fiduciaire est sous constante pression de dévaluation. Bien que les devises telles que le dollar, l'euro ou le franc suisse semblent stables comparées aux biens de consommation de tous les jours comme du lait, des bananes ou du riz, ces devises fiduciaires perdent constamment de la valeur sur le long terme.
C'est le concept d'inflation : un montant donné d'argent vous permet d'acheter de moins en moins d'un bien donné (de l'immobilier, de l'or ou même des actions) au fil du temps.
Bien que l'or soit traditionnellement un des types d'argent les plus sains et bien qu'il ait toujours été considéré comme un des meilleurs véhicules de conservation de la valeur, il n'est pas vraiment décentralisé non plus. L'industrie minière de l'or n'est certes pas orchestrée de façon centralisée et est composée d'acteurs indépendants, mais le poids de l'or et ses coûts de transaction élevés font qu'il a suivi une tendance naturelle à se centraliser de plus en plus.
Suis-je dur?
Utilisé comme moyen d'échange de valeur, l'or s'est concentré dans des coffres de plus en plus grands, et donc de plus en plus centralisés. Bien que l'or soit toujours distribué dans la population sous forme de pièces, lingots et bijoux, la vaste majorité de l'or est stockée aujourd'hui dans des coffres de banques centrales.
Comparée à l'or, la monnaie fiduciaire est plus centralisée. Bien que cette dichotomie entre centralisation et décentralisation soit souvent utilisée, le principe de « résistance à la censure » est une meilleure façon de décrire ce que l'on entend par décentralisation.
Et donc, qu'est-ce qu'on entend par résistance à la censure ? Aujourd'hui, presque tout ce que nous achetons, vendons et finançons avec de la monnaie fiduciaire se fait par le biais d'intermédiaires.
Ces intermédiaires autorisent ou rejettent les transactions de leurs clients, en fonction des réglementations financières auxquelles ils sont soumis. En conséquence, le niveau de décentralisation ou de « résistance à la censure » du système actuel est faible. Une transaction peut être bloquée, en fonction de critères prédéfinis.
L'exemple récent le plus connu s'est produit en 2010 lorsque plusieurs institutions ont reçu l'ordre du gouvernement américain de suspendre toute donation à Wikileaks, une organisation à but non-lucratif. Non seulement des entreprises américaines comme Visa, Mastercard ou Paypal ont donc bloqué les paiements du site web de Wikileaks, mais même des institutions étrangères comme PostFinance ont gelé les comptes du fondateur de Wikileaks Julian Assange.
Bien que les actes de Wikileaks soient ouverts au débat, cet exemple montre que le système actuel permet de censurer et d'exclure qui que ce soit sur commande. Que ce soit pour des raisons politiques, religieuses ou autres, le fait que cela soit possible devrait être un signal d'avertissement pour quiconque souhaite vivre dans une société libre.
En conclusion de tout ce qui a été dit jusqu'ici, on peut dire que l'argent est un sujet délicat. La fin justifie-t-elle les moyens ? Le moyen qu'est l'argent devient facilement une fin en lui-même, poussé par l'avidité inhérente de l'être humain. C'est pourquoi l'argent a globalement mauvaise réputation. Ne dit-on pas qu'il gouverne le monde?
Mais qui gouverne l'argent ? Voila la vraie question à se poser. Aussi simple soit-elle, la réponse est capitale. Sans elle, peut-on réellement passer un jugement définitif sur l'argent ? Si vous n'êtes pas sûr(e), il est peut-être utile de relire les paragraphes précédents.
Qu'est-ce que que tout ce que nous avons dit a à voir avec les cryptomonnaies ? Résumons ce que nous avons appris sur la monnaie fiduciaire :
Vous voyez le problème ? Ces points ont préoccupé nombre de personnes et d'économistes ces dernières décennies. La crise financière de 2007-2008 a été un point de non-retour pour beaucoup.
C'est à peu près à ce moment que la question de qui gouverne l'argent a également été posée en ligne par le pseudonyme Satoshi Nakamoto. Dans une obscure newsletter envoyée à des cryptographes, des libertariens et autres crypto-anarchistes, Nakamoto proposa une solution et introduit le concept d'un système d'argent électronique peer-to-peer. L'argument de vente ? Le faire fonctionner par un réseau de serveurs complètement libre d'accès, sans la moindre autorité centrale pour le gérer.
Dans un des e-mails échangés dans ce groupe, Nakamoto rappelait pourquoi une autorité centrale gérant l'argent était historiquement une mauvaise idée :
“Le problème au coeur du système monétaire conventionnel est toute la confiance requise pour qu'il fonctionne. Il faut avoir confiance dans sa banque centrale qu'elle ne dévalue pas sa monnaie, mais l'histoire des devises fiduciaires est remplie de ruptures de cette confiance. Il faut avoir confiance dans les banques qu'elles conservent notre argent et le transfère électroniquement, mais elles le prêtent dans des vagues de bulles de crédit en ne gardant qu'une infime fraction en réserve. Nous devons avoir confiance en elles pour protéger notre confidentialité et pour empêcher des usurpateurs de vider nos comptes. Leurs coûts fixes massifs rendent les micropaiements impossibles.”
Parce que l'argent traditionnel et la finance dépendent en grande partie de la confiance qu'on leur accorde et parce que cette confiance a été rompue à répétition, Nakamoto proposa un système alternatif appelé Bitcoin. Ce système aurait besoin de beaucoup moins d'intermédiaires, où la confiance requise serait diluée sur un grand nombre d'acteurs ayant les bonnes incitations, et où tout serait régi et exécuté automatiquement par du code.
Vous l'aurez compris, Bitcoin est conçu pour un système régulé, mais sans régulateur. Il est anarchique, mais pas chaotique. C'est un système financier qui appartient à tout le monde et à personne en même temps. Son but est d'être un argent du peuple, par le peuple et pour le peuple.
Évidemment, en réalité le Bitcoin n'est pas parfait (rien ne l'est) et requiert malgré tout un certain niveau de confiance, mais c'est un sujet pour un autre article.
Et voilà ! Vous connaissez désormais l'histoire, la nature et la qualité de l'argent, ainsi que ses défauts que le Bitcoin et les cryptomonnaies tentent de corriger. Félicitations !
À propos de l'auteur
Pascal est conférencier et modérateur à la Haute École d'économie de Zürich (HWZ). Il conseille aussi la banque Maerki Baumann en qualité de gestionnaire d'investissement en crypto-actifs. Il est aussi analyste pour la newsletter en allemand Insight DeFi, pour laquelle il écrit du contenu qualitatif et succinct à destination du grand public sur les événements et opportunités du monde décentralisé de Bitcoin et des cryptos. Il est également l'auteur du livre Ignore at your own risk: The new decentralized world of Bitcoin and blockchain.
Abonnez-vous à notre newsletter et recevez nos prochains guides directement dans votre boîte mail.
S'abonner